vendredi 4 janvier 2013


Dr Serigne Diop GUEYE, 

ingénieur agronome, cadre à l'APR : 

« Si on aménage 200.000 ha d’ici 10 ans, des milliers d’emplois seront créés pour les jeunes »

Ingénieur agronome et membre de la Convergence des cadres républicains, le Dr Serigne Diop Guèye estime que la résolution de la question du chômage des jeunes passe principalement par la réalisation du programme agricole du chef de l’Etat articulé autour de la création de pôles de développement et l’aménagement de milliers d’hectares. Le Dr Guèye souligne que le partenariat public-privé va permettre la réalisation de ce programme qui nécessite 600 milliards par an pendant 10 ans.
Les cadres de l’Apr ont tenu une conférence sur le programme agricole du président de la République. Quel regard portez-vous sur ce programme ?
« Le président de la République a un programme très ambitieux dans le domaine de l’agriculture. Six mois après son élection à la tête du pays, nous estimons qu’il faut mettre en œuvre ce programme très ambitieux, voir comment nous allons passer de la phase conception à la phase pratique pour exécuter ce programme sur les 5 ans à venir. Je dirige le centre de recherche de Nestlé en Afrique. Je couvre la recherche sur les 52 pays qui abritent le groupe, de l’agriculture jusqu’à l’agroalimentaire. L’enjeu dans ce projet est de voir comment rendre notre pays autosuffisant en céréales, en légumes et en viande. 
La deuxième question c’est comment assurer la sécurité alimentaire. On peut avoir assez à manger en 2013 et n’avoir plus de stock en 2016. La sécurité alimentaire est importante. La troisième question est de savoir si nous pouvons transformer les matières premières en produits finis.  Ensuite comment on peut faire pour exporter les produits transformés. On veut faire passer le Sénégal d’un pays qui est déficitaire en produits alimentaires à un pays exportateur. »
Comment faire pour arriver à cela?
«Nous avons un document qui a été enrichi par l’ensemble des cadres. Ce document a d’abord fait l’état des lieux. Ce diagnostic a concerné l’élevage, l’agroalimentaire et la commercialisation des produits. Nous avons identifié un certain nombre de facteurs qui expliquent la faible productivité. Le premier facteur est qu’on ne travaille pas assez. On cultive trois mois sur douze.
 D’autres facteurs sont liés à la productivité du travail. Quand vous allez dans certains pays comme l’Argentine, un paysan à 100 à 1000 hectares. Avec ses tracteurs, il a juste une dizaine d’employés. Ce paysan produit du blé et du maïs sur 100 à 1000 hectares. Ce paysan a un rendement de l’ordre de 5 tonnes à 8 tonnes de maïs à l’hectare. Chez nous, le paysan travaille souvent sur un demi-hectare avec toute sa famille. Son rendement ne va pas dépasser 200 kilos à l’hectare. Le paysan argentin qui utilise des outils modernes et des engrais aura une plus forte productivité.  Si l’on veut augmenter la productivité, il faudrait utiliser des engrais, des semences sélectionnées, utiliser des pesticides et former le paysan. Il faut ensuite installer des mécanismes de commercialisation. Si le paysan produit plus,  à la fin de campagne, il peut vendre son produit s’il n’a pas d’argent ou s’il n’a pas de débouchés. Ce diagnostic étant fait, nous allons réfléchir autour des solutions.
Quelles sont les solutions concrètes proposées pour sortir le paysan sénégalais de cet état ?
« C’est là où je propose de regarder l’exemple de l’Inde. Les Indiens ont fait leur révolution verte dans les années 70. Le Mexique l’a fait dans les années 40. Nous pouvons essayer de voir comment nous inspirer de ces pays qui sont passés d’un Etat déficitaire  à un Etat exportateur.  Avec l’introduction de toutes les techniques modernes, (machinisme, semences à haute productivité, engrais), l’Inde arrive aujourd’hui à exporter plus de 4 millions de tonnes de riz dans le monde.  Dans les années 70, ce pays enregistrait, par année, plus de 200.000 morts de famine.  Le Sénégal devrait pouvoir faire de même. Mais pour cela, on devrait réfléchir sur les atouts dont dispose le Sénégal. »
Avez-vous identifié des atouts ?
« Pour le riz, nous disposons de plus de 200.000 hectares dans la vallée. Et il y a à peine 100.000 hectares qui sont aménagés.  Seuls 30.000 sont exploités. Avec le rendement actuel de la vallée qui est de l’ordre de 8 tonnes à l’hectare, il est évident que si nous arrivons à aménager  200.000 hectares au lieu de 30.000 hectares, cela nous ferait des productions de trois millions de tonnes, alors que nos besoins sont de l’ordre de 800.000 tonnes.  Ces trois millions de tonnes de riz correspondent à trois millions de tonnes de paddy. La première phase du projet sera des aménagements hardis autour du fleuve Sénégal de centaines de milliers d’hectares.  
C’est un véritable Plan Marshall. En Casamance, nous avons du riz irrigué, mais il y a aussi le riz pluvial. Ce riz pluvial peut être produit partout au Sénégal.  Des dizaines de milliers d’hectares pourraient être aménagés.  Après avoir aménagé, les paysans locaux doivent être formés pour produire pour eux-mêmes.  Il faudrait qu’on mette à leurs dispositions de bonnes semences certifiées, des pesticides et des machines agricoles pour qu’ils puissent travailler la terre. Il faut ensuite mettre en phase un système agroalimentaire qui permet de transformer ce riz paddy en riz brisé. Le projet nécessite des investissements assez lourds. On a besoin de 600 milliards par an pendant 5 ans dans la première phase. »
Est-ce que le budget de l’Etat peut supporter une telle somme ?
« Les 600 milliards ne seront pas mobilisés par l’Etat seulement.   L’Etat ne financera que 40% de ce budget. Le reste proviendra de ce qu’on appelle le partenariat public-privé. Des privés vont venir investir dans  les zones ciblées en nouant des partenariats avec les populations.  Le ratio doit être de l’ordre que 80% pour la petite et moyenne agriculture familiale.  20% devrait être consacrés à l’agriculture commerciale.  C’est là où nous avons pensé à un projet qu’on appelle le P 45 qui peut être la phase de mise en œuvre du programme « Yonou Yokouté ».  Le P 45 va créer des projets dans chacun des 45 départements. Ces projets porteront sur la transformation des produits agricoles, l’élevage à haute productivité laitière, etc.  Ils porteront aussi sur la recherche. Des instituts comme l’Isra et l’Ita devraient travailler ensemble pour créer de nouvelles variétés, mais aussi de nouveaux aliments.  
L’autre volet qui doit accompagner ce projet, est d’encourager maintenant les Sénégalais, mais aussi les acteurs internationaux à créer de petites unités industrielles dans les départements. Dans chaque département, nous avons proposé de créer chaque année un projet agricole important et une unité agricole importante. Ça peut être une unité de production de mangues en Casamance par exemple.  Si l’on arrive à avoir le couple, agriculture d’une part, transformation industrielle d’autre part, nous allons déjà pouvoir  réduire les pertes post récoltes de 30 à 40%.  40% des mangues produites au Sénégal pourrissent. Est-ce qu’on peut continuer à laisser ces mangues pourrir, alors que des industries de transformation de mangues existent depuis 50 ans ?  A côté des industries de transformation des produits, il faut construire des usines de fabrication d’engrais et des centres de formation. Dans le projet, nous proposons que dans chaque département, soit créé un centre de formation technique.  Si nous voulons moderniser notre agriculture, vous êtes d’accord que nous devons former nos ressources humaines aux nouvelles technologies.  Nous ne pouvons pas moderniser notre agriculture avec les paysans qui ont 60 ans. Nous ne pouvons pas non plus moderniser notre agriculture avec des femmes qui ne sont pas instruites. Si nous voulons nous lancer dans cette révolution verte, ça doit s’accompagner d’un instrument hardi de formation dans les lycées du pays pour former des agriculteurs qui savent ce que c’est le goutte à goutte, des semences hybrides, gérer des plantations. »
Comment mobiliser le financement ?
« La question du financement est à la fois la question la plus pertinente, mais la plus difficile. Dans nos pays, nous avons beaucoup plus d’argent qu’on ne le pense. Il faut d’abord montrer que l’agriculture est un instrument rentable. Il faut montrer que si vous avez de l’argent, au lieu de l’investir dans une villa que vous allez louer après, vaut mieux l’investir dans l’agriculture qui va générer plus de revenus, mais dans le long terme.  Les gens doivent savoir qu’aujourd’hui, il y a tellement de fonds qui sont disponibles pour les pays africains. Il y a les fonds de la Banque africaine de développement (Bad) et ceux de la Banque mondiale. Il y a les fonds des Fondations. Beaucoup de structures ont mis l’agriculture et la formation professionnelle au centre de leur programme d’investissement. Mais avant de faire appel à ces fonds, nous devons faire appel à l’épargne des cadres sénégalais et celle de la diaspora. Si on lance un appel aux Sénégalais vers l’agriculture en assurant des débouchés sur les produits qui seront mis sur le marché, ils vont répondre.  Si l’on demande à chaque collectif de cadres, d’étudiants, des projets agricoles dans leurs régions d’origine en essayant de les accompagner en détaxant les facteurs de production,  en faisant des exonérations d’impôts, on pourra attirer plus d’investisseurs dans l’agriculture.  On peut également faire appel au patronat sénégalais pour qu’il investisse dans le secteur agricole, la transformation et l’exportation. »
Comment le patronat et les cadres pourraient-ils accéder au foncier sans s’accaparer des terres des paysans ?
« C’est l’originalité du P 45. Nous avons dit que comme la Convergence des cadres républicains (Ccr) a pour objectif d’avoir une structure dans chaque département du Sénégal, nous pensons qu’il faut lancer un appel pour que ces gens puissent  aller vers leurs propres parents pour leur parler de la nécessité de mettre à la disposition des personnes qui veulent investir des terres. Nous savons qu’avec l’agriculture traditionnelle, on ne pourra pas développer le secteur agricole. On a besoin, à la fois, de l’agriculture commerciale et de l’agriculture familiale. Les paysans ont besoin de nouer des partenariats avec des investisseurs pour développer les deux volets. Cela permettra aux paysans d’être actionnaires dans les unités de production tout en bénéficiant de programmes sociaux comme la construction d’écoles ou de dispensaires pour améliorer leur cadre de vie. Il faut donc faire la sensibilisation pour montrer aux paysans qu’il ne s’agit pas d’accaparer des terres, mais de travailler en partenariat avec les paysans pour développer le secteur agricole. Il faudra donc passer de la phase conception à la phase réalisation. Il nous faut dix ans pour réaliser ce projet. »
Est-ce que ce projet peut aider à résoudre la question du chômage des jeunes ? 
« Nous pensons que c’est l’une des meilleures façons de résoudre la question du chômage des jeunes. Le projet va générer des milliers d’emplois. La question de l’emploi des jeunes est l’un des objectifs du projet.  Nous misons sur 45 écoles agricoles. La meilleure façon d’assurer un emploi aux jeunes, c’est de leur donner une formation pratique.  Dans notre pays, la formation technique est un peu le parent pauvre, alors que le développement de ce programme suppose que, dans chaque localité, qu’on ait des écoles de formation agricole. Quand les jeunes sortiront de ces écoles, il faut les aider à travailler dans des projets existants pour qu’ils aient l’expérience. Il faut ensuite encourager les banques locales à les aider à s’installer. Un hectare aménagé doit employer une vingtaine de personnes. Si l’on aménageait 200.000 ou 300.000 hectares,  d’ici 10 ans,  des milliers d’emplois seront créés.   Et le retour des jeunes vers les villages va s’opérer. Pour chaque projet agricole, il faut une usine de transformation. Dans les Pme, des emplois seront créés.  Au fur et à mesure que la production agricole augmente, plus d’emplois seront créés. Le projet va favoriser la déconcentration de Dakar. 80% des usines se trouvent à Dakar. La construction d’industries de transformation dans les départements permettra le transfert des activités économiques dans ces zones. Le projet est un exemple concret de décentralisation par l’économie. Le projet permettra d’avoir des pôles de développement dans l’ensemble du pays.»
Comment faire pour assurer la pérennité du projet ?
« L’un des facteurs essentiels pour la réussite de ce projet est la bonne gouvernance.  La gestion de ces types de projets demande  des ressources humaines exceptionnelles. Il faut d’abord que les gens soient compétents sur le plan technique au niveau central et au niveau local.  Il faut une rigueur morale et intellectuelle. Il faudrait que ceux qui s’engagent dans la réalisation du projet soient extrêmement honnêtes. Qu’ils sachent négocier et mener des hommes. 
Il faut une planification à long terme. Il faudrait que ceux qui sont formés aujourd’hui puissent passer la main à d’autres personnes. C’est pourquoi l’Etat et la société civile doivent identifier les meilleurs talents que notre société compte en termes de leadership, de compétences internes et d’honnêteté sur le plan de la gestion des deniers publics. »
Propos recueillis par Babacar DIONE

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